"Quel plus bel objet pour un photographe comme Gérard Uferas que l’expérience du musée ! C’est en effet non seulement celle des images, mais celle d’une pratique - la visite au Musée – dotée, aux yeux du public du monde entier, d’une des plus hautes valeurs démocratiques. Après le temps des collections constituées pour les seuls résidents des palais, l’invention du musée a en effet permis à la foule d’accéder à son tour à la contemplation des œuvres. Car il y eut des siècles où l’on vivait avec les œuvres. Nous appartenons à un temps où, faute de vivre avec, nous allons les voir, leur rendre visite et les adorer, au rythme d’un office sans prêtre ni pasteur, célébré dans cet endroit spécialisé, si curieux puisqu’on n’y fait apparemment rien d’autre que regarder et satisfaire ainsi le désir de voir porté à son point d’intensité maximale. Parfois jusqu’à n’être plus en mesure de voir quoi que ce soit, à l’image de ces millions de touristes aux yeux fatigués qui se sont usés les pupilles à « faire », comme ils disent, le Louvre ou l’Ermitage ! C’est ce peuple de pèlerins de l’art dont témoignent les photos de Gérard Uferas, enregistrant les postures, les émotions, les situations - et parfois les plus cocasses.

Comment regardons-nous ? Comment nous tenons-nous face aux images présentées dans les musées ? Qu’y voyons-nous vraiment ? C’est à ces questions qu’en artiste, Gérard Uferas tente d’apporter des réponses en enquêtant ainsi sur ce phénomène mondial. Car ce qui se passe face aux œuvres dans un regard est chose complexe. Toute œuvre est faite deux fois, comme le disait Marcel Duchamp, l’artiste des ready-made : la première par son “créateur” et la seconde par son « regardeur». Car c’est par le regard au musée que les œuvres prennent sens et qu’elles changent de statut. En 1913, le célèbre urinoir de Duchamp, objet industriel banal, se transforme ainsi par le seul fait d’être exposé au regard dans le musée. Il n’est plus cet objet trivial mais une “fontaine”, œuvre poétique et plastique, digne d’être rangée dans la longue histoire de l’art. C’est aussi par le regard que la « déposition du christ » de Rubens, installée dans la cathédrale d’Anvers en Belgique, devient en 1794 aux yeux des révolutionnaires français athées auxquels on la propose pour le tout nouveau Louvre, non plus l’image d’un Dieu triomphant de la mort, mais celle d’un homme vaincu, atrocement torturé. Question de regard toujours !

Gérard Uferas a donc traqué notre regard d’hommes d’aujourd’hui. Ce regard, plein de dévotion, a changé même s’il n’a pas totalement oublié d’où il vient - regard de l’amateur, mais aussi du collectionneur, du prince, du bourgeois, ou du fidèle. Gérard Uferas documente en effet ce peuple de “regardeurs” comme le feraient un anthropologue, un sociologue, ou un philosophe. Pourquoi donc cette multitude entre-t-elle dans les salles d’exposition ? Que vient-elle donc chercher dans cette moderne caverne aux images ? La même chose que ses ancêtres venaient chercher dans les grottes ornées d’art pariétal ? Gérard Uferas raconte ainsi des histoires à travers ces individus, croqués sur le vif - des couples qui s’embrassent, des enfants qui jouent au milieu des monstres, des hommes en groupes qui écoutent -. On sourit. On s’émeut. Mais cette profondeur temporelle qu’il donne à son travail lui permet de dépasser l’anecdote et offre à chacun l’occasion de penser, en miroir, son propre rapport à l’art.

Le photographe est aussi sociologue quand il fait voir et comprendre le musée comme le lieu convergent de pratiques multiples. Quelles soient touristiques, pédagogiques, académiques même ou artistiques - ainsi des « copistes » qu’il saisit au passage et qui semblent nous rappeler qu’à l’origine les musées étaient essentiellement fréquentés par des apprentis artistes. Mais - et c’est ce qui apparaît avec force dans le travail - entre les visiteurs et les œuvres, s’est introduit une nouvelle catégorie d’intermédiaires, les médiateurs. Ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus divers. Des guides, des conférenciers, des artistes même qui expliquent, commentent, ou même performent (comme ces musiciens ou ces danseurs qui virevoltent devant les toiles de Sean Scully). Les photographies consignent ainsi toutes sortes de médiations, nécessaires pour construire les accès à ce que les sociologues de l’école française - autour de Pierre Bourdieu - ont appelé dans les années 60, le « capital culturel ». Dans un musée plus que partout ailleurs des lignes de partages se dessinent en effet entre ceux qui ont été acclimatés par héritage familial à comprendre et à goûter les œuvres et ceux qui ont été privés, faute d’hériter, de cette familiarité. Aussi les clichés d’Uferas font-ils une place à ces nouveaux pasteurs, qui intriguent comme ce guide au Louvre mimant le geste d’un archer représenté sur un tableau, ou qui inquiètent comme cette conférencière pointant d’un doigt autoritaire ce qu’il faut regarder...Il agit enfin en philosophe, en interrogeant nos manières de nous approprier les œuvres et qui conduisent parfois à regarder sans voir. Innombrables en effet sont les visiteurs qui ne voient plus l’original qu’à travers la copie ou le filtre qu’offre l’écran de leur smartphone ! Quand il s’agit encore pour eux de capter l’œuvre. Car dans l’universelle pulsion de selfisation qui s’est emparé du monde, c’est « moi » devant la Joconde, « moi » devant un Rodin ou un Matisse qui l’emporte !

Tout cela, l’œil affûté de Gérard Uferas le fait voir, sentir, comprendre. Avec tendresse mais aussi avec une ironie et un humour qui trahit la filiation avec Eliot Erwitt, grand catalogueur des ridicules et des curiosités de l’espèce humaine. Gérard Uferas construit ainsi une œuvre photographique profonde sans être sévère, joyeuse sans être légère. Mais ce travail n’aurait pas ni la même clarté ni la même force s’il n’était d’abord une œuvre en elle-même. Car Uferas ne tient pas un discours, ne propose pas de théorie, ne défend pas de thèse. Il voit. Il regarde. Au sens fort du terme : il garde deux fois ce qui apparaît sous ses yeux. Une fois pour l’enregistrer et le documenter. Une fois pour le méditer. Le sens de la composition, le génie du cadre, l’opportunisme de l’instant, l’amour de la lumière et des lignes, l’usage parcimonieux de la couleur parfois, créent ainsi des images dignes d’aller au musée, pour être offerte à notre infini désir de voir et de savoir. Comme cette riche composition où, face à un grande toile d’Yves Klein, un groupe assis sur une banquette présente toutes les variantes de la volonté de ...ne pas regarder ! De ce petit garçon boudeur qui tourne le dos au tableau. De cette femme vue de dos, affairée sans doute à consulter son smartphone. De cet homme vautré en arrière comme épuisé d’avoir regardé. De ce groupe enfin qui regarde carrément ailleurs, hors champ. Cette image est sans doute l’allégorie de notre manière d’être aux images. Car au fond, point n’est besoin peut-être de regarder pour voir ? Il suffit peut-être pour être heureux d’être exposé aux œuvres et à leur rayonnement, actif bien au-delà de ce qui affecte nos rétines, et qui touche nos corps et nos cœurs."

Thierry Grillet

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