"Nos acteurs, des esprits, vous avais-je dit, Se sont évaporés dans l'air, l'air si léger... Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves." SHAKESPEARE, La tempête, acte IV, scène I. Voyage dans les coulisses des défilés de mode réalisé à Paris, Milan, Londres, New-York ainsi que dans les écoles de mode d'Anvers, Arnhem, Bruxelles, Londres, Paris de 1998 à 2000. Préface de Christian Lacroix pour «L'étoffe des rêves», livre paru aux Editions du Collectionneur: «Gérard Uféras me demande d'écrire un texte en forme de préface pour les photos de ce livre. Je cherche «préface» dans le dictionnaire, on m'y renvoie à «préambule», du grec «marcher avant». On y indique aussI qu'en liturgie, la «préface» est la partie de la messe qui précède la prière eucharistlque et qu'un «préambule» énonce les principes fondamentaux d'une construction d'un traité Evidence: ces deux mots et les travaux de Gérard Uféras font la paire. SI c'est moi, couturier, qui préface son travail de photographe c'est bel et bien son oeil à lui qui précède le mien et celui des autres le présentant, le «préfaçant», Il saisit au millimètre près la presque ultime phase de nos collections, le passage du noir et blanc à la lumière, la traversée du miroir-écran, ce moment où les modèles sont en instance d'être seulement réfléchis par ce no man's land plein de battements, de pulsations saccadées, sorte de limbes d'où Ils sortiront dans une certaine lumière: la vie pour de bon de toutes façons C'est un moment « en l'air », « à vif », une image arrêtée où l'objectif transforme la robe qui n'était pas la même la seconde d'avant et sera différente l'instant suivant, comme un « sur-oeil» qui révélerait les entrailles, celuI d'un géomètre incisant un buste, basculant une jambe, allongeant un soulier encore immobile, pantoufle de verre, moment de fragilité, de prise de risque, de mise en danger. Il va falloir basculer vers l'avant, le regard et l'abandon, dans cette frange intermédlalre qui se prête à la méditation. L'attente muette, impeccable, l'absence, le vide, ou, au contraire la densité d'un regard perdu ailleurs, oeil fermé ou hagard avant l'apnée et le secours du miroir. Le doute, le faux abandon rassurant de celles qui demeurent inertes et de celles qui paniquent. Jouer à être une autre, regarder sans voir, petits personnages en rang scolaire, héroïnes sans nom avec légendes inconnues plein le regard, des scénarii précis mais non écrits sinon dans la courbe d'un bras, l'ombre d'un fard, la texture d'un lainage. Des histoires et des géographies, des littératures Inventées pour vingt minutes. Spectatrices d'elles-mêmes jaugeant la scène qui va les absorber à leur tour hypnotisées par « la vie brève », apparitions gothiques ou antiques sculptées d'étoffe et d'encre à la densité fragile, comédie d'un roman tout en photos poses et pauses, mines et mimes, mystères isolés, icônes Insensibles aux mains anonymes qui les agrippent, armada Industrieuse et attentionnée façonnant les masques et échafaudant les parures, rites presque triviaux, harnachements ésotériques: on dirait un aimable sabbat d'insectes éplnglés par les lignes de fuite. L'architecture de l'édifice est vivante avant de se présenter, nette, hiératique, rigide presque. Sublime composItion de chair et d'os soutenant l'apparence, la voilure d'un été en hiver. Puis, plus qu'une marche, un flottement, un vol dans l'eau, une trace dans l'air figé ou bien le pas décidé des militantes en pleine « manif », la ronde mi-poétique, mi-sportive de petits robots poudrés et rythmés, l'abandon, le faux pas, la maladresse aussi. Ballet de statues, de poupées, de chrysalides enfin libres. Puis retour. La messe est dite. En noir et blanc, en dominos, en clair-obscur. Révélateur où la lumiére découpe, abstrait, essentiel, le détail qui dit la saison, cliché volé qui dit tout en ne révélant rien mais raconte davantage que le show tout entier. Alchimle d'une ossature et d'un maquillage, d'une coupe et d'une posture, sorcellerie où d'extravagantes formules vont être la vérité de six mois résumée en haïkus photographiques et acrobatiques fixant l'ultime modernité, le goût du jour, l'allure en vigueur, ce qui déjà s'éloigne, ce qui n'est plus qu'un signe, un salut.» Chnstian Lacroix